Jeudis Philo

Raymond Lulle (1232 - 1316)

Conférence par Brigitte Boudon

 

Ramon Llull est l’une des grandes figures de la pensée et de la philosophie médiévales. C’est aussi l’un des pédagogues les plus remarquables du Moyen Age. Toute sa production littéraire, qui est fort vaste, a pour but ultime l’éducation.

 

Il cherche à élaborer un système philosophique-théologique comprenant tout le savoir.

 

La pédagogie de Lulle vise à créer les conditions pour conduire les individus vers le stade le plus élevé de la condition humaine. L’éducation est le développement, pour chacun, de ses potentialités propres. Elle se fonde sur la connaissance de l’homme. Il propose une éducation populaire fondée sur l’expérience qui brise le modèle traditionnel d’éducation. Il donne l’impulsion à une pédagogie sociale qui cherche à réaliser un ordre social juste qui en finisse avec les divisions religieuses.

 

Sa vie

Né à Majorque en 1232/1233, issu d’une famille de cavaliers catalans aisés, suite à la reconquête du royaume de Majorque par Jacques I, roi d’Aragon, qui soumit les Musulmans en 1229. Un tiers de la population de Majorque est toujours musulmane. Il y existe aussi une communauté juive beaucoup moins nombreuse, mais économiquement influente.

 

Eduqué à la façon des cavaliers médiévaux, il étudie peu le latin. Il maîtrise la langue provençale, signe d’une culture courtisane, dans laquelle il écrit quelques poèmes. Il se marie, a deux enfants, un fils et une fille. Il est nommé sénéchal et intendant du prince Jacques, le futur roi de Majorque. Lulle mène à Barcelone une existence de courtisan et se consacre à la poésie, à la musique, aux activités de la cour, jusqu’à ce que des expériences religieuses bouleversent le cours de sa vie, en 1263.

 

Expérience de conversion : le Christ crucifié lui apparaît par cinq fois. Il part en pèlerinage à Rocamadour et à Saint Jacques de Compostelle. Puis, il rentre en Catalogne et décide de s’instruire de manière autodidacte. Il s’installe à Majorque et consacre neuf années de sa vie à se cultiver intensément en matière de théologie, philosophie, et langues étrangères. Il apprend notamment l’arabe, ce qui lui permet de prendre contact avec la philosophie, la science et la culture arabe, mais aussi juive.

 

Entre 1271 et 1274, il écrit ses premiers livres : Le Livre de la Contemplation, d’abord en arabe, puis en catalan. Retiré à la montagne de Randa, à  Majorque, en 1275, et abandonné à la méditation, il perçoit une illumination divine qui lui enseigne un art ou une méthode combinatoire pour guider toute personne vers la connaissance de Dieu. Il décide de quitter définitivement sa famille, afin de se consacrer tout entier à cette mission, pour laquelle il se sent désigné par Dieu.

 

Il souhaite écrire le meilleur livre du monde pour combattre les erreurs des infidèles. Il s’y consacrera jusqu’à sa mort. Cette même année 1275, il écrit la Doctrine pour l’éducation des enfants, son premier grand ouvrage pédagogique, qu’il dédie à son fils, Domènec. Il enseigne son Art à l’Université de Montpellier.

 

En 1276, il écrit le Livre de l’Ami et de l’Aimé, ouvrage mystique, l’un des plus connus, grâce à sa grande qualité littéraire. En 1283, à Montpellier, où se trouve la résidence habituelle de Jacques II de Majorque, son protecteur, il écrit un autre ouvrage pédagogique, un livre qui porte le nom de son héros, Blanquerne.

 

La pensée et l’œuvre de Lulle jouissent déjà d’une diffusion considérable. A partir de 1287, commence une existence itinérante.

 

Il visite Paris entre 1287 et 1289 où il explique, à l’Université de Paris, les fondements de son Art. Pourtant, sa doctrine, qui propose d’unifier la connaissance, le savoir naturel et le surnaturel, heurte de plein fouet l’averroïsme qui régnait à l’université. Pendant son séjour parisien, Lulle écrit un autre ouvrage pédagogique, une sorte de roman initiatique, Félix ou Le Livre des Merveilles.

 

Il rentre à Montpellier en 1289, et décide d’écrire un ouvrage plus simple sur son Art. Il fait de nouveau de profondes expériences mystiques, que l’on retrouve dans L’Arbre de la philosophie de l’Amour.

 

Il voyage en Italie en 1290 et appuie les mouvements réformistes de l’Eglise. Trois ans plus tard, âgé de soixante ans, il s’embarque pour la Tunisie, où il a l’espoir de convertir les Musulmans en employant les raisons nécessaires contenues dans son Art. Après plusieurs débats entretenus avec des théologiens musulmans, il est incarcéré et finalement expulsé et embarqué dans un navire génois.

 

Il passe les années qui suivent à sensibiliser les papes et les souverains sur le besoin de mener à bien son œuvre de persuasion parmi les infidèles musulmans. Il voyage à Rome, à Paris, où il enseigne à nouveau à l’Université.

 

En 1307, âgé de 75 ans, Lulle s’embarque à  nouveau vers l’Afrique du Nord, où il tente de convaincre les hiérarchies musulmanes de la bonté du christianisme, au moyen de son Art.

Emprisonné et condamné à mort, il est sauvé par des marchands catalans et de nouveau expulsé vers l’Italie.

 

Il continue d’écrire intensément. Il enseigne de nouveau à Paris entre 1309 et 1311, où il ne cesse de combattre les doctrines de l’averroïsme.

 

En 1311, le concile de Vienne, sous son insistance, décide d’instaurer des cours d’hébreu, arabe, grec et chaldéen dans plusieurs grandes universités.  En 1313, il rentre à Majorque, et passe ensuite en Sicile. Dans l’ambiance spiritualiste de la cour de Frédéric IIIl, il écrit son dernier ouvrage mystique, le Livre de consolation d’un ermite.

 

En 1314, il part de nouveau vers la Tunisie, en mission. Son dernier ouvrage est daté de décembre 13105. Vers mars 1316, il meurt à Tunis, ou à Majorque, ou encore pendant le voyage de retour. Lapidé par des Musulmans, ou suite aux blessures reçues, un certain mystère entoura sa mort. Il est enterré à Majorque.

 

Témoignage de vieillesse :

« Je fus un homme marié, père de famille, j’étais assez riche, libertin et mondain. J’ai renoncé à tout cela librement afin de pouvoir honorer Dieu, servir le bien public et exalter la sainte foi. J’ai appris l’arabe. Arrêté, incarcéré et flagellé pour la foi, j’ai travaillé cinq ans pour émouvoir les chefs de l’Eglise et les princes chrétiens en faveur du bien public. Maintenant, je suis vieux et pauvre, mais je poursuis toujours le même but et je le poursuivrai jusqu’à la mort, plaise à Dieu. »

 

Aspects majeurs de son œuvre

 

Surnommé Docteur illuminé, il est à la fois théologien, philosophe, poète mystique, alchimiste et pédagogue. Laïc et autodidacte, sa pensée reste profondément originale.

 

Inclassable, il est au confluent de nombreuses disciplines et croyances : il rassemble dans son œuvre des éléments chrétiens, juifs et musulmans (notamment soufis). Il reçoit les influences du néoplatonisme, d’Aristote, de la Cabale, de Saint Augustin, d’Anselme de Cantorbéry, Jean Scot Erigène … Il a reçu et transformé un vaste héritage à la fois oriental et occidental.

 

Il est le créateur du catalan comme langue littéraire et scientifique. Il a composé environ 270 œuvres en catalan, en latin et en arabe. A côté des écrits théologiques et philosophiques, on compte des œuvres pédagogiques ; juridiques, politiques et physiques, mais aussi des poèmes et des romans.

 

Raymond Lulle s’adresse à un monde formé par les trois grandes religions monothéistes de la Méditerranée : le judaïsme, le christianisme et l’islam. Les trois sont basées sur un livre sacré qui rassemble la vérité révélée. Malgré leur opposition, ces trois cultures partageaient au Moyen Age un fort centre commun formé par l’héritage de la pensée grecque ancienne, laquelle avait subi des adaptations analogues dans les trois cultures-religions, afin de l’adapter à une conception religieuse de la vie et du monde sous l’autorité de la révélation.

 

Ce fond commun est la base de toute l’œuvre apologétique de Lulle, ce qui ui permis de s’adresser aussi bien aux Juifs qu’aux Musulmans, partant de la reconnaissance générale d’une vision du monde commune.

 

Au moyen de la raison naturelle, l’humanité peut être éduquée vers la paix, la solidarité, le perfectionnement. Cette conversion possède un double effet : la réforme intérieure du christianisme et de la chrétienté, et la conversion des juifs et musulmans.

 

Ce n’est pas un excentrique qui propose une utopie : Lulle possède une profonde connaissance de la réalité sociale, politique et religieuse de son temps. Il connaît les soucis de la chrétienté pendant la seconde moitié du 13ème siècle : l’expansion militaire de l’islam en Europe, les crises internes du christianisme, la menace de l’aristotélisme radical à Paris, la réforme dont l’Eglise avait besoin et le retour de l’esprit évangélique face à la bureaucratisation et à la corruption. Urgence de cette réforme religieuse et sociale, en comptant sur la participation des pouvoirs politiques ( rois et princes) aux côtés de la papauté.

 

Pour Lulle, cette réforme est possible et l’éducation en est l’un des moyens principaux.

 

La pédagogie de Lulle est inséparable du but principal qui guide son action et toute son œuvre : l’amour de Dieu. Ce n’est pas un concept raisonné, ou déduit de manière intellectuelle, mais une évidence venant d’une expérience vécue. C’est pourquoi Lulle essaie de créer une pédagogie individuelle et sociale visant à créer les conditions individuelles, sociales et politiques pour conduire les individus vers ce stade plus élevé de l’expérience de l’amour de Dieu. Il veut créer une méthode, un chemin pour mener une personne quelconque vers l’amour de Dieu.

Son éducation n’est donc pas utilitariste, sa philosophie n’est pas intellectuelle.

 

On  découvre dans ses écrits la presque totalité des questions abordées par le savoir de son temps. Il ne poursuit finalement qu’un seul but : démontrer par ders raisons nécessaires la vérité des doctrines chrétiennes et en particulier prouver les dogmes fondamentaux de la Trinité et de l’incarnation.

 

La motivation de son action est fondée sur la conviction que la proclamation de la vraie foi est indispensable pour le salut de chaque individu, mais aussi pour la paix dans le monde. Lulle veut développer une méthode permettant de prouver la vérité de la foi chrétienne, apte à prouver n’importe quelle vérité et à la démontrer. L’Art devient ainsi une science universelle à laquelle il subordonne les sciences particulières. Sur la base de principes et de règles définis antérieurement, à l’aide de certaines techniques combinatoires, il construit des propositions vraies pour chaque domaine de la réalité.

 

Réformer la société par  l’éducation

 

Sa conception de la société et de l’individu sont inséparables de la chrétienté de son époque. Perception de l’ordre politique et social, où le pouvoir civil et religieux concourent à une réalité supérieure et unique, laquelle est une évocation du règne de Dieu sur terre.

Le but de Lulle est de provoquer une régénération de cette chrétienté. Son grand projet est d’attendre, au moyen de l’éducation, une réforme chrétienne du monde qui  mènerait vers l’unité et la fraternisation de l’humanité en une seule foi chrétienne, ves la paix perpétuelle et universelle, sous le pontificat d’un pape bon et saint.

Il recherche une synthèse entre la logique arabe et la théologie chrétienne.

 

Le point de départ de sa pédagogie est le Livre de la Contemplation. L’amour divin est pour lui un outil de transformation des individus et de la société, de sorte qu’ils puissent connaître Dieu comme un fait vécu et l’aimer.

C’est pourquoi il intègre dans son roman pédagogique Blanquerne son livre de l’Ami et de l’Aimé

 

Lulle s’oppose à la doctrine de la double vérité qui commence à se développer à son époque : il existerait une vérité selon la raison et une autre vérité selon la révélation. Pour Lulle, tout ce qui est réel et divin est rationnel, et c’est pour cela que l’on peut le prouver.

 

Il construit une vision rationnelle du monde, basée sur l’idée de Dieu et ses attributs. Dieu a créé les matières et les formes substantielles de tous les corps et a permis que l’on puisse ainsi passer du chaos au cosmos, lequel est en somme un ordre. Cet ordre est constitué par des êtres, des moins aux plus parfaits, qui forment une échelle où les attributs de Dieu sont déployés. Toutes les créatures sont une participation finie des attributs divins, ainsi que des approximations imparfaites de ces attributs ou archétypes divins.

Comprendre de monde, c’est découvrir ces archétypes universels de la manifestation divine. La matière est unique pour tous les êtres et tous les corps. La différenciation de ceux-ci est le résultat de la forme que la matière a reçue. Cette forme confère une finalité à chacun des êtres et tous les êtres ont pour mission de se développer eux-mêmes vers leur finalité. L’éducation consiste donc à encourager ce déploiement de l‘être humain vers cette finalité.

 

L’Ars Magna de Raymond Lulle

 

Les 9 dignités ou attributs divins :

bonté, grandeur, éternité ou durée, puissance, sagesse, volonté, vertu, vérité et gloire

jouent le rôle de principes transcendants, communs aux chrétiens, juifs et musulmans.

 

La réalité est une créature qui participe des attributs divins et, dans toute sa richesse, est réductible à ces attributs.

 

Lulle complète les 9 dignités par 9 autres principes équivalents qui décrivent des relations exprimables par des triades : différence, concordance, contrariété ; principe, moyen, fin ; plus grand, égalité, plus petit.

 

Interprétation dynamique du réel qui confirme la conception chrétienne d’un Dieu trinitaire.

La foi et la raison sont indissolublement liées.

 

Lecture texte 1

 

Toutes les combinaisons que les tables de Lulle rendent possibles correspondent précisément à toutes les vérités et à tous les secrets de la nature que l’intellect humain peut atteindre en cette vie.

 

Ars Magna, Grand et Dernier Art : un art de découvrir la vérité qui n’a pas seulement pour objet les relations formelles, mais aussi les principes constituants de la vérité.

 

Les lois combinatoires se formalisent à travers des figures géométriques : triangles, carrés, cercles.

 

Explication des 4 figures principales.

 

 

L’éducation des enfants

 

Doctrina Pueril

 

Il écrit un guide de formation pour son fils Domènec.

Lulle révolutionne la ligne éducative dominante dans les traités médiévaux touchant à l’éducation. Approche originale fondée sur l’expérience.

 

Pour lui, l’étape de l’enfance préalable à l’école est un moment éducatif particulièrement important : alimentation, soins à prodiguer aux enfants. Il souligne que cette éducation doit être telle qu’elle ne nuise point au processus naturel.

 

Donner l’enseignements à tous les individus.

Education religieuse d’abord, mais aussi une éducation profane, encyclopédique et pratique : trivium, et parmi le quadrivium, surtout la musique.

Emploi de la langue populaire en tant que langue du savoir. Apprendre à lire le catalan avant le latin.

Défenseur ferme de l’apprentissage des métiers manuels ou des arts mécaniques. Tout métier honore celui qui l’exerce avec conscience. Un métier manuel peut être d’un plus grand intérêt qu’une profession libérale.

L’éducation doit développer les facultés aussi bien physiques que morales et intellectuelles. Avoir des notions sur la vie en société, choisir une voie moyenne entre vie active et contemplation.

 

Son influence

Durant plusieurs siècles, il a été adulé par les uns et combattu par les autres.

Le pape Grégoire XI a condamné en 1376 cent propositions ; la faculté de théologie de Paris a interdit sa doctrine en 1390.

En 1449, la condamnation de 1376 a été levée.

Un grand nombre de philosophes de la Renaissance jusqu’au 18ème siècle s’en sont inspirés : Nicolas de Cues, Pic de la Mirandole, Giordano Bruno, Leibniz. La plupart ne se souviennent plus du missionnaire et le perçoivent presque exclusivement comme l’inventeur génial d’une technique combinatoire pour atteindre un savoir universel.

 

Conclusion

 

Approche humaniste qui exige de développer ce qui est humain, aussi bien au niveau individuel que collectif.

L’humanisation de l’homme n’est pas terminée.

La vie n’est pas seulement une existence naturelle. Le développement humaniste de l’individu au moyen de l’éducation a pour but d’atteindre l’éternité. Vivre, c’est se perfectionner afin de s’unir avec l’Aimé.

Chacun peut atteindre le perfectionnement de son être, dans un objectif de justice, de solidarité et de fraternité humaines.